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Blanche

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Vous l’avez sans doute rencontrée.
Celle que je connais freine des quatre fers dans notre rue en pente, dans un nuage bourdonnant de miel et de lait, à cheval sur son solex, un pur-sang increvable, chignon aux vents, large jean et cabas rempli de bonnes choses, pâté de lapin ou lapin pas encore en pâté, cornichons, cidre doux et râpeux, poulets de la fermière, légumes du jardin, bouquets de persil et de fleurs sauvages, de lilas et forsythia, la petite déception, toujours : les cardes, que j’avale en buvant beaucoup d’eau.

Elle dépose tout sur la table à l’heure du thé, et ses dernières querelles et celles à venir, et les infos dans le poste et celle de la ville, et les pieux souvenirs qu’elle partage avec ma grand-mère maternelle.
Entre son pouce et son index veinés de terre, la petite cuillère attrape le tournis. A ce tempo, je fais mes devoirs en bout de table en écoutant mes deux mamies en stéréo, la plus jeune, ma troisième grand-mère, Blanche.

Elle est entrée chez mes grands-parents, son fils sous le bras, pour y travailler les dix premières années de ma mère, avant de rencontrer un brave homme et de l’épouser.
Elle admirait mon grand-père, d’une admiration qui ne supportait aucune contradiction, irrévocable ; il avait aussi ce don, celui d’apprivoiser et de recueillir tous les chats, même les plus sauvages.
Elle me disait qu’elle était fille-mère, la semaine suivante, sous la caresse de notre Mère des Cieux, dans une élévation tendre du buste, de la tête et du regard,  « Enfants de Marie ».
Toute une famille à elle toute seule pensais-je alors, une Bible à ma table, je l’écris aujourd’hui.

Blanche devint à jamais de mon sang ce jour d’exode sous les balles allemandes, ma petite mère qui hurle au fossé, rempart de tout son corps. Et comme une grand-mère, dépositaire d’un lien tendre et minuscule, la dernière de la famille à avoir entendu et aperçu mon grand-père vivant, à la prison : un son humain et familier que les pauvres gens recueillent dans un mouchoir brodé d’une dernière parole : Blanche !

Elle se souvenait toujours de tout, mieux que ma grand-mère qui laissait dire et heureusement car elle faisait revivre toute la mémoire, dans la tragédie comme dans la vie heureuse pour y entraîner ma grand-mère qui était tentée bien souvent de se laisser doucement mourir dans son chagrin, les terribles années après la déportation et la disparition de son mari.

Ses relations étaient différentes avec mon père qui n’avait à ses yeux ni le prestige, ni la filiation. Elles étaient affectueuses et de l’ordre de l’esprit. Il la taquinait alors, ce qui la hérissait car elle avait toujours raison, mais surtout, il souhaitait devant ses enfants et certaines pages de l’Histoire, instiller un autre regard pour nous permettre de réfléchir sans passion.

Les fâcheries ne duraient pas…jusqu’au jour où elle ne vint plus.
Comme une chatte qui veut mourir cachée loin des siens, elle nous fuyait.

Un téléphone pour m’annoncer qu’elle ne voit plus clair et que je veuille bien dire à mon père de ne plus l’abonner à Sélection.
« Je viens te chercher pour Noël dans quinze jours ».
J’arrive.
« Tu as oublié, déjà déjeuné ? »
Ne savait plus trop, la prends sous mon bras, « il y aura des escargots ! »

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